Conjuguer problèmes de santé chronique et travail

Par Isabelle Bougie Infirmière Clinicienne Et Conseillère En Santé Et Sécurité Du Travail 

Quand la souffrance devient un emploi à temps plein, difficile de devoir la concilier avec un travail rémunéré. Pourtant, plusieurs personnes n’ont d’autres choix que de jongler avec cette dure réalité pour des raisons financières. Parmi celles-ci, j’inclus les malades sans diagnostic (ou en attente d’un), avec des incapacités non reconnues par les assureurs ou avec des limitations qui varient dans le temps. D’autres se retrouvent à la maison alors qu’ils souhaitent et peuvent réintégrer un emploi adapté à leur condition; ce que le marché du travail n’a pu leur offrir jusqu’à maintenant.

Les types de limitations et leur prévalence au travail

Types de limitations dynamiques

Progressives : dont les capacités se détériorent au fil du temps (peut inclure ou non des périodes de mieux-être)

Récurrentes : périodes d’au moins un mois sans limitations ou limitations moindres permettant de faire plus d’activités lors de certaines périodes

Fluctuantes : dont le niveau de sévérité varie dans le temps et dont les incapacités peuvent devenir moins limitantes sur de courtes périodes (moins d’un mois)

​Selon Statistiques Canada (2019)[1], 3.8 millions de canadiens âgés de 15 ans et plus vivraient avec des limitations dites dynamiques (progressives, récurrentes ou fluctuantes) selon les données de l’Enquête canadienne sur l’incapacité (ECI) de 2017. Ce n’est que depuis quelques années seulement que le caractère dynamique des limitations est réellement pris en considération lorsqu’il est question d’incapacités, alors qu’il représente la grande majorité (61 %) des canadiens vivant avec des limitations. Leur réalité et leurs besoins au travail diffèrent des personnes vivant avec des limitations constantes (plus ou moins permanentes et stables au fil du temps). D’ailleurs, malgré les efforts de classification des différents types de limitations, il est impossible de statuer sur le type de limitations associées à un problème de santé spécifique. Deux personnes atteintes de la même maladie seront affectées de façon différente. La fréquence et l’intensité de leurs symptômes influenceront leur niveau de limitations et, conséquemment, influenceront leurs besoins et leurs perceptions en ce qui a trait au marché du travail.

​D’expériences et de constats, le caractère épisodique de symptômes semblerait jouer sur la reconnaissance des limitations par les professionnels de la santé, par les compagnies d’assurances, par les employeurs et par les collègues de travail. La difficulté d’établir un diagnostic clair cause problème lorsque les symptômes ne sont pas toujours présents au moment de la consultation. Ainsi, plusieurs malades « invisibles » vivent de la frustration, se sentent incompris et se voient dans l’obligation de poursuivre leur travail sans mesures d’adaptation; alors que d’autres en sont incapables et doivent se retirer complètement du marché du travail.

​Selon Statistiques Canada, en 2017, le taux d’emploi des canadiens âgés entre 25 et 64 ans ayant une incapacité progressive était de 40 %, alors que les taux d’emploi étaient respectivement de 65 % et 53 % pour les incapacités récurrente et fluctuante. Ces taux diminuent avec l’âge et la sévérité des symptômes. Peu importe le type d’incapacité et le sexe, la grande majorité occupe un emploi à temps plein.

Répercussions au travail

Plusieurs ont indiqué des répercussions sur le plan du travail. Selon le type d’incapacités dynamiques, entre 20 % et 33 % a changé de genre de travail, entre 24 % et 46 % a changé la quantité de travail à faire, entre 17 % et 24 % a changé d’emploi, entre 8 % et 11 % a commencé à travailler à la maison, entre 27 % et 36 % a pris congé de travail qui a duré un mois ou plus, entre 28 % et 62 % a limité la quantité ou le genre de travail à faire et entre 29 % et 65 % a de la difficulté à changer d’emploi ou à obtenir de l’avancement. Il est à noter également que 25 % des travailleurs avec limitations progressives, 18 % des travailleurs avec limitations fluctuantes et 12 % des travailleurs avec limitations récurrentes ont déclaré avoir subi une forme de discrimination au cours des cinq dernières années.

Parmi les personnes absentes du marché du travail, 52 % des personnes ayant des limitations récurrentes, 42 % ayant des limitations fluctuantes et 27 % ayant des limitations progressives seraient aptes à travailler avec des mesures d’adaptation complètes et au sein d’un milieu de travail inclusif (sans discrimination et accessible). Bien que ces données ne tiennent pas compte de la volonté de ses personnes d’intégrer un emploi et d’autres facteurs environnementaux, elles sont tout de même étonnantes et très pertinentes, surtout dans un contexte de pénurie de main d’œuvre.

Des mesures adaptées en milieu de travail

La flexibilité de l’horaire de travail serait le besoin le plus criant des travailleurs avec des limitations, suivi d’une modification du poste de travail, puis du soutien humain ou aides techniques, et ce, peu importe le type de limitations. Toutefois, les besoins seraient encore plus grands pour les personnes avec limitations progressives et fluctuantes. De plus, ces dernières seraient plus susceptibles de nécessiter plusieurs mesures. Les besoins en termes de mesures d’adaptation seraient plus grands pour les personnes dont les limitations sont plus sévères et aussi plus grands du côté des femmes que des hommes. Bien que la majorité des travailleurs avec incapacités ont vu leurs besoins comblés (70 %), d’autres espèrent toujours la mise en place d’une ou plusieurs mesures d’adaptation.Il est impossible de nommer des mesures d’adaptation spécifiques en milieu de travail pour chaque type d’incapacités, puisque chaque type comprend des limitations physiques, liées à la douleur, sensorielle, cognitive et liée à la santé mentale. Il est d’ailleurs très fréquent que les personnes aient plus d’un type d’incapacités (majorité des cas), ce qui accentue le caractère unique des limitations et encourage des mesures d’adaptation uniques en fonction des besoins des travailleurs.

Pour mettre en place des mesures adéquates, l’employeur doit bien s’informer de la maladie, mais surtout la façon dont l’employé vit ses limitations (difficultés au quotidien, besoins, etc). La personne connait ses limites mieux que quiconque. Elle est donc la personne la mieux placée pour exprimer ses besoins et la façon dont elle pourrait faire bénéficier au maximum l’entreprise. Néanmoins, il est probable que la personne avec incapacités s’explique difficilement ses symptômes, sa maladie et sa baisse de productivité. Elle subit l’incapacité et doit apprendre à reconnaître et à accepter ses limites. Voici des exemples (non-exhaustifs) de mesures qui demandent bien sûr d’être à l’écoute des besoins (exprimés ou non) et de faire preuve de flexibilité. L’horaire de travail pourrait être modifiée selon des heures de productivité maximales ou être variable selon l’intensité des symptômes; le nombre d’heures et la charge de travail pourraient être revus à la baisse; les tâches pourraient être modifiées ou différentes; le travail pourrait être fait en partie ou en totalité en télétravail; un espace de repos pourrait être aménagé; l’espace de travail pourrait être revu pour être plus ergonomique; etc. L’employeur a tout avantage à mettre en place des mesures de prévention précoces, puisqu’elles peuvent influencer la capacité à l’employé de se maintenir au travail. L’absence de telles mesures peut aggraver les symptômes et augmenter les chances d’un arrêt de travail complet de durée indéterminée.

Lors d’un retour au travail, plusieurs mesures doivent être mises en place pour que ce retour soit des plus profitables, autant pour l’entreprise que pour la personne avec incapacités. D’abord, il est d’une grande importance de bien évaluer les capacités de la personne à partir d’une échelle de fonctionnement. Il existe différentes échelles disponibles; il serait alors souhaitable de se renseigner auprès des différentes associations, sociétés canadiennes et regroupements (ex. société canadienne de la sclérose en plaques, association de la douleur chronique, association québécoise de l’encéphalomyélite myalgique, etc.) et auprès de professionnels indépendants et compétents en évaluation (ex. ergothérapeute, physiothérapeute, etc.). Les évaluations des professionnels de la santé sont souvent très générales, tiennent rarement compte de l’état de la personne (douleurs, fatigue) après avoir effectué des tâches sur une période de temps déterminée et leurs recommandations ne sont pas spécifiques aux tâches qu’il effectuera ni aux conditions de son environnement de travail. Il sera donc nécessaire de bien adapter les échelles de fonctionnement au milieu de travail afin de bien évaluer la capacité de la personne à effectuer un retour au travail dans les conditions optimales que l’entreprise peut offrir pour faciliter son retour. Un retour au travail progressif, en ajoutant des heures et des tâches de manière graduelle, aidera ensuite à évaluer ce qui convient ou pas en fonction de ses limitations. Il est important d’être à l’écoute de l’employé sur une base régulière. Si douleurs ou fatigue se font ressentir, il faut alors réadapter l’horaire et/ou modifier le poste de travail. Même si les symptômes sont légers, il est essentiel de penser à l’effet cumulatif des heures de travail combinées. Un retour au travail réussi se traduit par un maintien en emploi sur le long terme. Au contraire, mettre de la pression pour un retour au travail complet dans un espace de temps déterminé est néfaste pour le rétablissement de la personne. Stress, sentiment de ne pas être à la hauteur et culpabilité seront sans doute au rendez-vous. Sa productivité en serait affectée et elle pourrait se le faire reprocher par ses collègues. L’entreprise en subirait inévitablement les contrecoups.

Les gestionnaires doivent également analyser leurs propres perceptions (et préjugés) par rapport aux nouvelles limitations de l’employé et apprendre à les remettre en perspective. S’ils le perçoivent comme un boulet dès sa première journée au travail, il y a de fortes chances que ce préjugé persiste malgré une productivité et une motivation irréprochable. Avec des mesures d’adaptation adéquates et une attitude empathique et bienveillante, l’employé, qui, avec ses connaissances, son expérience antérieure, sa force mentale (de vivre avec la maladie chronique) a de fortes chances de devenir ou de demeurer un atout incroyable pour la compagnie. Un retour au travail signifie probablement bien plus qu’un avantage financier à ses yeux. Le travail est partie intégrante de l’identité d’une personne, du moins dans la culture nord-américaine. Il s’agit d’une façon de se réaliser, d’occuper son temps, de sociabiliser et de donner un sens à sa vie. L’arrêt de travail pour des raisons de santé n’est pas une période synonyme de vacances, d’activités de loisir continues, de visites de proches, de détente et de bien-être. Il est plutôt question de douleurs, de fatigue, d’inquiétudes, de rendez-vous médicaux interminables, d’une incapacité à s’adonner à des activités, de longues périodes de solitude pendant que les proches travaillent, une souffrance psychologique en raison des deuils qu’imposent les nouvelles limitations, un sentiment de perte de contrôle sur sa vie, de devoir dépendre de proches ou des ressources sociales (aide financière, aide aux déplacements, aide aux courses, aide aux tâches quotidiennes, etc.), un sentiment d’inutilité ou de ne plus contribuer à la société, etc. De plus, la personne peut être victime de jugements, d’autant plus lorsque l’incapacité est « invisible ». Ainsi, lors du retour au travail, il est important que la personne ressente du soutien et une tentative de la part des gestionnaires de comprendre sa nouvelle réalité.

Repenser le travail différemment peut amener des changements positifs. Le réaménagement des postes de travail peut permettre de simplifier et d’optimiser le travail, sans compromettre la productivité ni la santé des travailleurs.

Afin de m’aider dans la rédaction de cet article, j’ai recueilli des témoignages sur des groupes Facebook de personnes atteintes d’encéphalomyélite myalgique/syndrome de fatigue chronique et de personnes atteintes de la maladie de Lyme (chronique). Il ne s’agit pas d’un échantillon représentatif des personnes avec incapacités, ni d’une étude avec une rigueur scientifique. Ces témoignages sont toutefois des cris du cœur qui méritent d’être entendus et dont les gestionnaires pourraient s’inspirer pour faciliter la vie au travail des personnes avec incapacités.

Voici des extraits de témoignages recueillis dans l’encadré ci-dessous:

« Je crois qu’ils [les employeurs] ont peur que l’on ne retourne jamais travailler, peur que l’on cherche à « profiter » ou à avoir des bénéfices secondaires, peur d’être perçus comme trop « conciliants » par leurs pairs ou peur de devoir se battre pour notre cause et ne pas en avoir l’énergie. »

« Un premier pas pour les employeurs serait d’être mieux informés concernant la maladie, […], d’accorder plus de temps en arrêt de maladie, de considérer des exemptions pour la durée des retours afin de favoriser des retours plus lents et sur de plus longues périodes, être plus souples quant aux modalités de retour comme accepter des demi-journées, et être conciliant sur les journées avec symptômes importants comme par exemple laisser l’employé partir plus tôt que prévu ou encore lui laisser un endroit où il peut faire une sieste et s’allonger durant la journée. »

« Aujourd’hui, je travaille à temps plein et mes symptômes sont moins intenses; cela m’a pris plusieurs années. J’aurais pu y arriver plus tôt si j’avais été mieux supportée (on parle d’années) et surtout, éviter tant de souffrances inutiles. Et je pense à tous ceux qui n’auront pas la « chance » que j’ai eu de réussir à remonter la pente une deuxième fois avec un sac à dos trop lourd, alourdi de mesures inefficaces, et qui seront condamnés à l’invalidité totale. »

« La seule raison pour laquelle j’ai réussi à reprendre un travail à temps plein malgré des mesures de retour inefficaces et contreproductives, c’est parce que j’ai eu la chance d’avoir des collègues qui ont compensé le fait que je n’étais pas réellement capable de travailler. »

« …si seulement il [l’employeur] pouvait passer une seule petite semaine dans notre corps souffrant… »

« … être comprise (et pas jugée) par les collègues serait fantastique, mais on en est encore loin, je crois. »

« … dans le meilleur des mondes, il faudrait un filet (une assurance collective […]) afin de savoir que, si on retombe, on est protégé minimalement, car on vit constamment avec cette possibilité, avec cette crainte. »

« … la pression que je vis au travail ne vient jamais de mes patrons […]. Je crois qu’avoir un boss en arrière de moi à longueur de journée serait trop stressant… »

RÉFÉRENCE :
[1] https://www150.statcan.gc.ca

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